Depuis longtemps déjà notre capitale se tourne vers l’ouest pour son extension.
On a beaucoup parlé dans les années 1980 d’un vaste projet de développement du grand Paris, jusqu’au Havre, en ayant la Seine pour axe. Le développement de Paris est toujours d’actualité puisqu’en mai 2010, un projet de loi, concernant l’aménagement du grand Paris, a été rapportée par le député-maire de notre circonscription, M. Yves ALBARELLO.
Avec ce projet de « Paris port de mer » on s’aperçoit que depuis longtemps déjà on avait conscience, pour le développement économique de la Région de Paris, de l’importance de la Seine jusqu’au Havre.
Les hasards d’une recherche, avec mon ami Jean CRAPART, à la bibliothèque de l’Ecole nationale de Ponts et Chaussées, nous fit consulter un rapport imprimé. Tirée en quatre exemplaires, dont celui qui fut entre nos mains, cette étude, d’une soixantaine de pages, portait le titre particulièrement évocateur : PARIS PORT DE MER.
Le 17 janvier 1911, la Société des Etudes Coloniales et Maritimes, sous la présidence du Vice Amiral BESSON a émis un vœu, transmis au ministre des Ponts et Chaussées en faveur de Paris Port de Mer.
Après la fameuse crue de la Seine en janvier 1910, le 12 mai suivant, la Société avait saisi le président de la Commission des inondations, au ministère des Travaux publics, pour lui soumettre un mémoire établi par M. Robert de RAUTLIN de la ROY, ingénieur des Ponts et Chaussées, membre du conseil de la dite société. Ce mémoire et les études qui l’accompagnent intéressent directement notre secteur, la Marne à Annet étant un des points forts de cette étude. De plus, l’ingénieur RAUTLIN de la ROY était alors domicilié à Thorigny (25bis rue de Claye) et avait passé son enfance et la première partie de sa jeunesse, écrit-il, à Le Pin où il a préparé le concours de l’Ecole des Ponts et Chaussées.
Il est curieux de constater comment, à cette époque, l’on envisageait tout à la fois de combattre les grands crues de la Marne et l’évolution économique de Paris en reliant la ville à la mer, pour des bateaux de grand tonnage.
En fait il s’agit de deux projets proposés par cette société savante. Mais le second, d’actualité, est présenté comme possible à cause de l’autre. Le plus ancien concerne Paris port de mer et le second fait l’objet de ce mémoire concernant un canal à Annet.
Paris port de mer
En 1880, M. BOUQUET de la GRYE était vice président de la Société des Etudes Coloniales et Maritimes, société savante de l’époque, se consacrant à la fois aux questions coloniales et maritimes. Il présenta à la société un projet d’agrandir et d’approfondir le gabarit de la Seine pour que les vaisseaux de haute mer puissent venir directement jusqu’à Paris. En fait le port se serait trouvé en amont de Gennevilliers, à la porte de Clichy. La capitale serait devenue port de mer, comme Anvers, selon la comparaison de l’auteur. La société des études coloniales et maritimes fit sienne cette idée et patronna une société d’études qui prit pour titre Société de Paris Port de Mer à la tête de laquelle était un amiral, cela va de soi.
Comme l’indique le rapport, en son style quelque peu ampoulé, « notre éminent collègue concevait le vaste et patriotique projet de rendre Paris, notre grande ville lumière, plus lumineuse encore en y créant un vaste port de mer au phare étincelant auquel viendrait se rallier toutes les flottes commerciales du monde« .
À la fin du XIXème siècle, les vastes projets, les plus fous, sont encore envisagés : on a creusé l’isthme de Suez, on a fait le canal de Panama, bientôt la Tour Effel s’élèvera au bord de la Seine. La société de Paris Port de Mer a perdurée plus de vingt ans ! Des ingénieurs, des hommes politiques et de renom s’y sont joints. Des conférences furent faites, des rapports produits et une grande propagande fut organisée. « Puissions-nous ne pas être trop éloigné du jour où le premier grand cargo-boat viendra décharger ses marchandises sur les quais du port de Clichy-St.Denis ! Ce jour là nous pourrons être animés d’un sentiment de grande et légitime fierté » lisait-on. Mais le projet resta à l’état d’études préliminaires.
Le canal d’Annet
Au cours des siècles, Paris connu de graves inondations. Au XVIIème siècle, notamment en 1641, 1651 et surtout février 1658. A la suite de cette dernière grande crue, les ingénieurs du roi, échevins, bourgeois et commerçants se réunirent à l’hôtel de ville pour étudier comment pallier à cette calamité. À cette époque, on avait constaté que le lit de la Seine était rétréci et serré entre les constructions faites ; que les ponts contribuaient aussi à entraver le débit des crues. Autrefois, sous les carolingiens, tel n’était pas le cas, la Seine avait la faculté de s’étendre sans trop de dégâts.
A cette réunion, on aurait déjà reconnu que la Marne, grossie des Morins, surtout du Grand, était un facteur déterminant quant à l’apport d’un important volume d’eau dans la Seine, saturée. Pour éviter cette brutale arrivée liquide, il avait été envisagé de dériver la Marne par un canal partant d’Annet, passant par Claye (alors beaucoup moins construit) et débouchant dans la Seine, en aval de Paris, à St. Denis. Selon l’auteur, ce serait uniquement les guerres du règne de Louis XIV qui empêchèrent COLBERT d’exécuter ce projet qui resta, de ce fait, lettre morte. Les ingénieurs avaient déjà reconnu que la trouée d’Annet à Claye, puis vers Sevran et St. Denis permettait d’y faire passer un canal et était le plus court chemin de la Marne à la Seine, pour éviter Paris.
Lors de la grande crue parisienne de 1876, le jeune ingénieur, RAUTLIN de la ROY, tira les mêmes les conclusions de l’influence dominante de la Marne. Les terrains de la vallée du Grand Morin sont imperméables et déterminent des crues rapides de la rivière qui augmente brusquement le débit de la Marne dont les terrains perméables du bassin, alors gorgées d’eau, se mettent en crue et soutiennent la montée de la rivière.Il constate qu’à Pomponne elle était montée jusqu’aux bas côtés de la route nationale devant la mairie, sans la recouvrir.
En 1910, au même point, elle était montée par-dessus la route de plusieurs décimètres.
C’est après cette crue de 1910, qui a laissé un sinistre souvenir à de nombreux parisiens, que RAUTLIN de la ROY présenta son rapport. Celui-ci s’appuie sur les observations faites sous Louis XIV et, ensuite, par lui-même. Il apporte aussi, si l’on ose dire, de l’eau au moulin du projet soutenu par le Sté des Etudes coloniales et Maritimes de Paris Port de Mer. L’auteur considère ce projet comme acquis et argumente ainsi pour en presser la réalisation.
En effet, si l’on dérive l’eau de la Marne au delà de Paris, il faut aussi en permettre l’écoulement par la Seine vers la mer, sans inonder les pays en aval. C’est là qu’intervient le projet d’agrandir et d’approfondir la Seine jusqu’au Havre. Ceci aurait le double avantage de rendre Paris port de mer et de faciliter l’évacuation du trop plein de la Marne par son canal d’Annet. (1)
Ce projet, dit l’auteur, comporterait l’établissement d’un canal de navigation de la Marne à la Seine. Ce canal serait à grande section, à la profondeur de 3,2m. minimum. La profondeur et les diverses dimensions de la section d’écoulement « seraient calculées par les ingénieurs des Ponts et Chaussées pour faire écouler le trop plein des crues de la Marne et du Morin« .
Voici, le contenu du texte présentant l’ouvrage:
Le canal partirait d’Annet, au confluent de la Beuvronne, un peu à l’aval, et se terminerait en aval du fort de la Briche à St.Denis.
La dérivation longerait la Beuvronne sans emprunter son cours de façon à ne pas en changer le régime hydraulique, ni celui des usines situées sur ses bords. Le tracé serait, dans son ensemble, sensiblement parallèle à la direction générale du canal de l’Ourcq, jusqu’à Claye.
La traversée du bourg de Claye devra faire l’objet d’une étude particulière, qu’on ne pourra entreprendre qu’au moment des études définitives(2). Le nouveau canal irait rejoindre le canal de l’ Ourcq entre le pont de la route de Claye à Mitry et le bourg de Sevran… « Il y aura lieu d’étudier les écluses à établir » dit le rapport… Le canal de l’Ourcq à partir de ce point, serait lui-même élargi et porté à la profondeur de 3,2m. Il servirait donc d’une part à continuer à amener les eaux de l’Ourcq au bassin de la Villette et d’autre part à porter des péniches plus importantes dans cette section.
En suite, le tracé, en aval de Sevran, abandonnerait le canal de l’Ourcq pour passer sous la ligne de Paris à Soissons. Le chemin de fer franchirait le canal sur un pont.
Le tracé dit le rapport (à l’époque la banlieue n’était que de villages) se dirigerait sur Aulnay qu’il contournerait, franchirait près du Blanc-Mesnil le ruisseau qui passe dans ce village, gagnerait Pont-Iblon (Dugny) en longeant La Morée, passerait au nord de Dugny (c’était aussi un village), passerait sous la ligne de chemin de fer de grande ceinture, passerait sous la route de St.Denis à Stains, sous celle de St. Denis à Ecouen, sous la ligne de Chantilly , sous les routes d’Enghien et d’Epinay, sous la ligne de Pontoise et se jetterait dans la Seine en avant des glacis du fort de Biche, c’est à dire près de l’Ile St. Denis (entre St.Ouen et St.Denis)
La longueur du tracé était estimée à 37 km. d’Annet à St.Denis. La cote de la Marne à Annet est d’environ 38,73 m., celle de la Seine à St. Denis de 23,73m., ce qui est une dénivelée plus que suffisante pour l’écoulement des eaux.
Le cout était évalué à environ 40 000 000 francs (or) pour la construction du canal.
Un autre tracé est proposé, depuis Neuilly-sur-Marne par Rosny, Villemomble, Bondy, Gargan, Drancy, Stains, jusqu’à St-Denis. Que de communes à traverser, mêmes si elles sont encore villages à cette époque ! Bien que plus court, le coût de ce tracé de 23 km est estimé beaucoup plus onéreux, soit 70 000 000 de francs.
C’est le premier tracé par Annet qui a la préférence de l’auteur.
Celui-ci développe ensuite, dans la seconde partie de son rapport, des problèmes techniques, réfute des remarques concernant le coût des travaux, fait des analyses de profondeur en fonction des débits d’eau. Il signale à ce sujet que lors de la crue maximale de la Seine en 1910 (28 janvier) son débit était, au pont d’Austerlitz, de 2 400 mètres cubes à la seconde !
Dans la troisième partie, très intéressante pour l’histoire locale, il relate deux projets pour lutter contre les inondations de Paris, présentés, l’un par M. Paul JAPUIS, » manufacturier à Claye« , et l’autre par M. Jacques LE PAIRE, propriétaire de carrières de gypse à Annet et Villevaudé.
Celui de M. JAPUIS figure dans le texte du rapport où il n’est indiqué ni pourquoi, ni comment il a été présenté. Celui de M. LE PAIRE est un rapport, annexé à l’ouvrage, qu’il a présenté à la Chambre de Commerce de Meaux, dans sa séance du 13 décembre 1910.
Projet JAPUIS
M. JAPUIS envisage lui aussi de limiter les crues par approfondissement des rivières. Mais il va plus loin en creusant le lit de la Marne dès le faubourg Cornillon à Meaux (emplacement de l’écluse du canal qui coupe la boucle de la Marne), il approfondi les deux bras du Grand Morin, coupe la boucle de La Marne en aval de Montigny à Précy (évite ainsi l’usine élévatrice de Trilbardou), approfondi la rivière jusqu’à Annet et rejoint ensuite le projet de RAUTLIN de la ROY.
Projet LE PAIRE
Le rapport de M. LE PAIRE est plus étoffé, il a l’avantage d’analyser les causes et de proposer un faisceau de solutions dont certaines sont maintenant adoptées. Géologue et spécialiste de la navigation en rivière, puisqu’il acheminait le plâtre issu de ses carrières par un port sur la Marne à Annet, son rapport est à la fois technique et de bon sens. Il donne des solutions, dont l’une est purement géologique et par ailleurs, il n’oublie pas l’intérêt économique de la navigation fluviale dont on reparle à nouveau actuellement. Sans en faire une analyse exhaustive, il faut le résumer en quelques mots et donner ses conclusions, au combien contemporaines.
Il fait état, après celle de janvier à Paris, de nouvelles crues, à la fin de l’année 1910, dans beaucoup de vallées françaises (Loire, Rhône, Charente, Vilaine, Orne..). Il constate que le déboisement est une cause de ravinement des eaux mais que les terrains même boisés, peuvent devenir saturés. Que les ponts, malgré la disparition des constructions sur pilotis qui les encombraient, tant en ville que routiers ou de chemins de fer, compte tenu de leur gabarit actuel, sont des obstacles à l’écoulement du grossissement des eaux des rivières et fleuves. Ainsi en janvier 1910, la hauteur de la Seine à l’amont de Paris a été de deux mètres plus importante qu’en aval. Que, malgré la fin des moulins à eau et la disparition de leurs biefs, l’urbanisation des berges est source d’inondations.
Pour lui, toutes les solutions doivent être mises en œuvre, simultanément, pour éviter ce genre de cataclysme. Le canal d’Annet en est une parmi d’autres, il la propose, mais aussi, ce qui est beaucoup plus d’actualité:
– Un reboisement mieux raisonné,
– Frapper les rivières d’alignement comme les routes. Revoir la construction des nouvelles écluses, celle des nouveaux ponts n’étranglant pas le lit de la rivière, plus haut au dessus de l’eau, avec un tirant d’air suffisant pour que la navigation ne soit pas arrêtée par une crue relativement forte.
– Construire désormais les chemins de fer, les routes, les édifices et les maisons hors la portée des crues. Il ajoute qu’ « il est incontestable que nombre de maisons particulières auraient été établis à un niveau supérieur si les propriétaires avaient su, au moment de la construction, que le terrain choisi pouvait être noyé« . Il envisage une autorisation préalable pour construire. Remarque ô combien d’actualité, puisque les lois d’urbanisme en ont fait une contrainte, sans pour autant avoir résolu le problème ancien.
– Agrandir le lit des rivières et fleuves dans certaines zones traversées. Celles où le sous sol perméable est proche pour qu’en cas de crue, il absorbe une partie du trop plein. Il parle à ce sujet de la région de Saint Dizier qui serait propice pour la Marne.
Enfin il reprend l’idée, formulée par l’ingénieur BELGRAND, de créer des réservoirs pour emmagasiner l’eau au moment des crues et la restituer aux basses eaux en équilibrant le débit de la rivière pour la navigation mais aussi irriguer les terrains pour l’agriculture.
Monsieur Jacques LEPAIRE s’est montré visionnaire sur bien des points et surtout quant à l’intérêt de la région de Saint Dizier pour la Marne et aux réservoirs de retenu. Cinquante sept ans après, de 1967 à 1974 on a construit, à dix kilomètres de Saint Dizier, le Lac du Der, pour servir de régulation au débit de la Marne, afin de limiter ses crues et protéger Paris. Ce plan d’eau artificiel, qui rempli parfaitement son rôle, est le plus grand d’Europe (480.000ha.). Il sert aussi aux activités nautiques, de tourisme et de réserve ornithologique. Un autre réservoir de retenu a été établi pour la Seine près de Troyes, celui de la forêt d’Orient.
Par contre, Paris port de mer est demeuré dans les cartons. Il ne nous reste, de ce projet un peu fou, que de rêver à ce qu’aurait pu devenir pour notre région une voie d’eau directe Annet à la mer, agrandissant fatalement le futur Grand Paris vers Claye.
1– Cette idée d’un canal qui aurait aussi l’avantage de drainer l’eau des inondations est encore d’actualité. Il est dit à propos du projet du Canal Seine-Nord Europe que « ce canal permettra (notamment)… des transferts d’eau vers le nord-pas-de-calais et contribuera à limiter les crues de l’Oise en amont de Compiègne« . Il s’agit d’un futur canal de grand gabarit reliant l’Oise en amont de Compiègne aux canaux du nord de la France et de Belgique. Curieusement sa réalisation subit les mêmes aléas qu’a connus le canal d’Annet, sous Colbert. Son chantier est actuellement bloqué faute de crédits…
2- C’est une façon de se débarrasser d’un problème, en le négligeant. L’auteur n’étudie pas la réalisation sur le terrain. Ce canal, passant au sud de la Beuvronne, longera une partie des marais de Fresnes, Annet et Claye, c’est facile, mais ensuite, comment rejoindre le canal de l’Ourcq ? Il ne peut évidemment pas passer par la ville même de Claye. Il faut qu’il la contourne par le sud, pour remonter ensuite au nord vers Grosbois. Cela fait un large détour et surtout il y a une importante dénivellation à absorber, aux Arzillières, par un passage profondément encaissé ou des écluses ?
rédacteur : P. Dubreuil